Les Chroniques de Daniel Meurois - Mai 2010
QUESTION D'INVESTISSEMENT
Je me souviens d'une anecdote ayant émaillé ma vie de jeune éditeur au début des années 80. A l'époque, je m'étais pris d'enthousiasme pour un livre en forme de témoignage. C'était l'histoire d'une femme ayant consacré son existence à la cause de la paix. Je m'arrangeai donc pour publier l'ouvrage dans le titre duquel apparaissait, tout naturellement, le mot paix. Confiant quant à son impact, je m'attendais à des ventes très honorables. Lourde erreur...
Comme tout éditeur qui se respecte lorsqu'il pense avoir fait paraître un livre de valeur, j'ai donc essayé de comprendre le pourquoi du problème en me tournant vers les professionnels de la vente avec lesquels je travaillais.
Leur réponse fut unanime. Elle commença par une question: "Mais pourquoi ne pas nous avoir soumis votre projet de titre avant d'éditer ce livre ? Nous vous aurions dit tout de suite que le mot paix n'attire jamais sur une couverture. En d'autres termes, il ne paye pas !"
Imaginez ma surprise et aussi le poids du constat.
Les années écoulées depuis n'ont fait, hélas, que confirmer cette observation doublée d'une triste déduction. La paix concerne tout le monde mais n'attire ni ne retient personne... ou si peu. En bref, elle n'est pas un bon investissement!
Tout cela m'est revenu en mémoire, il y a quelque temps, tandis que j'écoutais les nouvelles quotidiennes sur un poste national. Le commentateur y annonçait le coût d’une certaine guerre à la charge des forces alliées : plusieurs dizaines milliards de dollars... U.S., bien entendu. Evidemment, ça m'a fait bondir. Pourtant, aux dires du même commentateur qui citait les experts, tous ces milliards constituaient, en fin de compte, une somme assez acceptable... Infiniment moindre que celle qu'il allait falloir consacrer annuellement pour ramener le calme et une relative sécurité dans cette partie du monde. Le prix de la paix, en effet, avait été évalué à… 100 milliards de dollars!
Deuxième bond, plus gros encore que le précédent. Ensuite, mine rien, la radio passa au temps qu'il allait faire dans la journée, on enchaîna sur une superbe musique sacrée, du Mozart, je crois, et puis plus rien. Il fallait continuer à vivre comme cela, c'est-à-dire sans se poser de question.
Quant à moi, j'en ai pourtant une qui me démange de plus en plus. A proprement parler, je ne sais pas vraiment s'il s'agit d'une question ou si c'est déjà une constatation.
Je me demande simplement, selon l'architecture de notre monde, qui a réellement intérêt à instaurer la paix puisque c'est elle qui nous coûte. Car c'est bien d'intérêts dont il s'agit, de nos porte-feuilles à tous, du coussin sur lequel nous plaçons notre tranquillité morale. Avouons que là, nous sommes bien loin des idéaux affichés...
Pourquoi se presser, à partir du moment où on connaît déjà le prix abasourdissant de la paix ? Le premier réflexe serait, bien sûr, d'accuser nos gouvernants de ces sombres états de faits mais, en y regardant de plus près, je ne suis pas très certain que la plupart d'entre nous, les simples particuliers, agissions bien différemment dans notre vie de tous les jours.
Le vocabulaire révèle toujours un état d'âme et le nôtre, jusque dans nos relations affectives, a vraiment pris une coloration très... mercantile depuis quelques décennies.
En effet, ne disons-nous pas, entre autres, qu'il nous faut gérer notre vie, investir dans une relation amoureuse ou négocier un virage dans notre carrière pour optimiser celle-ci?
Alors, j'aurais tendance à croire qu'à notre insu nous sommes sans doute devenus des comptables de la vie et que, surtout, nous sommes tous complices de la sécheresse de regard qui s'est installée sur Terre.
Enfin, je gage que tant que l'amour, l'amitié et l'équité feront partie de nos marchandages quotidiens sur cette planète, la paix sera toujours une épuisante affaire de milliards...
SOURCE : http://web.me.com/meurois/Site/Les_chroniques_de_Daniel_Meurois.html