Y a-t-il au départ un état dualiste, ou apparaît-il seulement si l’esprit s’éloigne de « ce qui est » ?
Voici une grande douleur. Mon fils est mort. Je reste avec cette douleur, sans la fuir ; où est la dualité ? C’est seulement quand je me dis que j’ai perdu mon fils, mon compagnon, qu’elle apparaît. Est-ce que je me trompe ? Si je subis la souffrance –physique ou morale, les deux sont comprises dans ce mot – toute tentative de m’en éloigner est dualité. Le penseur est le mouvement pour s’éloigner. A ce moment-là, il dit : « Cela ne devrait pas exister », et il dit aussi : « Il ne devrait pas y avoir de dualité. »
La première chose à voir, c’est que le mouvement pour s’éloigner de « ce qui est » est celui du penseur qui engendre la dualité. Pour observer le fait de souffrir, pourquoi faudrait-il un penseur ? Celui-ci apparaît quand il y a un mouvement –soit de recul, soit de projection. Dans l’idée qu’hier je n’éprouvais pas de souffrance, c’est là que naît la dualité. L’esprit peut-il demeurer avec la souffrance, sans aucun mouvement, sans cet écart qui donne lieu au penseur ?
Sa question à lui-même, c’est bien comment prend place cette attitude dualiste devant la vie. Il n’est pas en quête d’explication sur la façon de la transcender. ...
...Cela nécessite une observation non comparative. Toute comparaison est dualiste. Mesurer est une attitude dualiste. Aujourd’hui, la douleur est là, et il s’y ajoute l’idée de la non-douleur pour demain. Mais le seul fait est la souffrance actuelle, celle que l’esprit connaît maintenant. Rien d’autre n’existe. Pourquoi avoir tellement compliqué, avoir construit d’immenses philosophies autour de tout cela ? Y aurait-il quelque chose qui nous échappe ? Serait-ce que l’esprit, ne sachant pas comment agir, s’éloigne du seul fait, et introduit un état de dualité ? S’il s’en rendait compte, est-ce qu’il permettrait à cette dualité de s’installer ?
Krishnamurti - Tradition et Révolution, p. 70-72.
Lorsqu’il y a la souffrance, restez avec elle sans un seul mouvement de la pensée, afin que se manifeste toute sa plénitude. La plénitude de la souffrance, ce n’est pas être dans la souffrance. Je suis la souffrance - alors dans cela il n’y a pas de fragmentation. Lorsqu’il y a la totalité de la souffrance, sans mouvement pour lui échapper, alors elle s’évanouit.
Sans mettre fin à la souffrance, comment peut-il y avoir amour ?
Krishnamurti - La nature de la pensée, page 110