"Capharnaüm nous ouvrit les bras avec ses demeures de marbre, sa majestueuse synagogue et son marché qui sentait bon toutes les richesses de Galilée. Quel contraste avec l'âpreté du désert dont nous sortions à peine ! Les parfums les plus subtils flottaient dans les ruelles et cela nous était un plaisir de redécouvrir la fleur écarlate du grenadier qui se découpait dans le bleu du ciel. Nous trouvâmes la ville calme, le lac diffusait sa tranquille fraîcheur. Seuls quelques légionnaires bardés de cuir et qui passaient par petits groupes nous empêchaient d'oublier...
Le Maître Jésus se trouvait là, comme nous l'avions supposé. Peut-être était-ce un peu du Joseph de son enfance qui l'avait attiré sur ces rives proches de notre petit village d'antan.
Il y avait une sorte de place à l'ombre des amandiers ; au sortir des ruelles qui menaient à la montagne en direction de Chorazeïn. Nous y trouvâmes un attroupement d'une centaine de personnes. Le Maître était parmi eux, il en était le centre, le coeur. Tout d'abord, nous ne le vîmes pas ; des rangées d'hommes et de femmes formaient rempart, nous entendîmes seulement sa voix. Cela nous suffit ; c'était la preuve, s'il nous en avait fallu une, que nous n'avions pas vécu en vain.
Il y avait devant nous des échines multicolores, des épaules brûlées par le soleil, des paniers qui se hissaient sur les têtes, mais il y avait aussi et surtout cette voix palpable et insaisissable comme une onde fraîche, cette voix douce, amicale et où résonnait pourtant une autorité...
La foule enfin s'assit et nos yeux pour la seconde fois purent rencontrer le Maître...
- Il vous faut maintenant déposer les armes, disait-il, le Père m'envoie vers vous pour que vous déposiez les armes... Mais où sont vos vraies armes ? Ces épées et ces couteaux que je vois pendre à la ceinture de quelques-uns ? Ou ces pensées qui chaque jour ruinent vos coeurs ? Dites-le moi, enfants de Capharnaüm... Est-ce dans l'arme ou dans l'idée de l'arme que se cache le véritable mal ? Ainsi, en tuant vos ennemis, vous vous tuez vous-mêmes par le poison de vos idées. Je vous le dis, la liberté ne jaillira que de la pureté ; ce n'est que de cette pureté que naîtra la vraie terre de Canaan de tous les hommes, la terre promise de mon Père.
- Qui es-tu donc, Maître, toi qui parles ainsi au nom du Très Haut ? N'est-ce pas l'idée de Rome, le mal de cette Terre ?
Une vieille femme venait de se lever de la foule. Elle avait les yeux vifs et interrogateurs, durs aussi comme les galets du lac couleur de ses tempêtes, de la révolte de ses pêcheurs.
Un murmure monta du sol, presque un mécontentement. Qui était cette femme pour qu'elle osât ainsi prendre part aux discussions publiques... et surtout religieuses ?
- Je suis la Parole du Père,Tisbeh... c'est ton coeur qui t'a fait parler, aussi c'est à ton coeur que je répondrai. Je te le demande, qu'est-ce que le mal si ce n'est l'absence d'amour ? Qu'est-ce que la nuit si ce n'est l'absence de soleil ? Reconnais-tu la couleur des yeux des hommes que tu croises dans la pénombre ? De même, l'âme obscurcie par sa haine ne distingue pas les desseins du Père. Que sais-tu de ton ennemi si tu n'as pas vu l'Homme en lui ? Que sais-tu des forces qui l'ont conduit jusqu'à toi ? Je te l'affirme, celui qui regarde l'ennemi en l'autre contemple sa propre image déformée dans un miroir, il se nourrit de ses rancoeurs et se condamne à vivre parmi les ombres.
Il n'existe au monde qu'une arme qui mérite d'être honorée, la seule que votre Père ait fourbie pour vous : l'amour.
Aimez donc comme je vous aime ! Le soleil dispense-t-il ses rayons à l'un plutôt qu'à l'autre ? " .../...
(extrait du livre "De mémoire d'Essénien" - Daniel Meurois et Anne Givaudan - Ed. SOIS ou Ed. Le Passe-Monde)