KARMA PÉLICAN
par Daniel Meurois
Avez-vous déjà remarqué à quel point, dans notre monde, certaines personnes ont une facilité naturelle à donner ? C’est une sorte d’aptitude innée à offrir, à s’offrir, à se dépenser sans compter, à être partout à fois. Elles sont animées d’une générosité qu’on finit par ne même plus remarquer tant elle est leur définition de base et que, cela étant, on vient à estimer ¨normale¨.
De telles personnes sont assez rares, bien sûr, cependant on les trouve un peu partout, de tous âges et dans toutes les couches de la société. Pas seulement dans les organismes de bénévolat mais tout simplement autour de soi, dans la vie quotidienne.
On ne les remarque pas facilement parce qu’elles ne font pas de bruit, ne se plaignent pas et donnent souvent l’impression que ce qu’elles font est un plaisir pour elles.
J’en connais… Je les observe et, ce faisant, je m’aperçois souvent que leur entourage part du principe que l’on peut toujours tirer sur la corde qui les met à contribution puisqu’elles seront forcément d’accord.
Cette façon d’être peut durer des années et des années parce qu’effectivement leur nature est celle du don. Puis un jour, malgré tout, elles se fâchent, brièvement mais soudainement et sans crier gare parce que quelqu’un est allé trop loin, incapable de comprendre qu’on ne peut pas puiser indéfiniment dans le capital de bonne volonté et d’abnégation de quelqu’un, parce qu’on ne peut pas piller ad vitam aeternam inconsidérément le cœur et les forces d’un être humain.
Alors ce quelqu’un-là, croyez-moi, se met à réagir et on l’entend partout : « Mon Dieu, qu’il (elle) est méchant(e) ce Monsieur ou Madame X ! Avez-vous remarqué comme il (elle) a changé (e) ? On n’aurait pas dit ça de lui, d’elle… Pour qui se prend-t-il (elle) ? »
Et la rumeur court donc que Monsieur ou Madame X a double visage, qu’il (elle) n’est pas si aimable ni si clair qu’il (elle) en a l’air.
J’ai bien sûr observé de tels Messieurs ou Mesdames X… Ils ne s’aperçoivent pas toujours de l’effet qu’ils ont créé ni de ce qui s’est abattu sur eux à leur insu. Bien qu’un peu amers, ils continent à donner parce qu’ils sont ainsi…
Générosité tenace ? Stupidité ? Candeur ? Masochisme ? Peut-on trancher la question de cette façon par un simple mot ?
Je ne le crois pas. Je crois plutôt qu’il y a des personnes qui sont d’abord nées pour aimer, c’est-à-dire pour donner sans vraiment mesurer, pour aider l’humanité à grandir… naïvement diront certains. Et je crois aussi qu’il arrive à ces personnes-là de se rendre brièvement compte que leur abnégation les rend exploitables à merci aux yeux de certains et qu’elles sont en décalage total par rapport à la logique de rentabilité et de profit qui anime notre monde.
Il n’y a pas que la Terre dont les ressources naturelles soient pillées inconsidérément, il y a aussi le cœur et parfois même les réalisations de certains êtres humains qui le sont. La Terre est régulièrement amenée à se révolter, qu’on le veuille ou pas, même si le genre humain a la mémoire courte.
Mais l’homme qui est traité comme elle, jusqu’où tiendra-t-il ?
Il existe un fort beau et célèbre poème d’Alfred de Musset qui est intitulé ¨Le pélican¨. Ce poème fait référence à une vielle légende selon laquelle ce que le pélican donne en nourriture à ses petits n’est autre que ses propres entrailles.
Les personnes généreuses et généreusement pillées dont je parle dans ces quelques lignes me font étonnamment penser à l’oiseau de cette légende. Est-ce leur destin – ou leur karma – que d’être ainsi labourées ou de se prêter au labour sans jamais pouvoir réagir réellement, si ce n’est à leur propre détriment ?
Chacun donnera sa réponse.
Peut-être ne sont-elles tout simplement pas adaptées à ce monde… Peut-être en préfigurent-elles un autre…
Je veux parier pour la deuxième hypothèse.
Daniel Meurois. octobre 2012. Québec